Le
jour de la cagoule ou
les mésaventures de Léonard Thomas
Dehors, un matin
urbain soufflait dans les avenues désertes de la mégapole. Le ciel
rose et la brume pesaient sur la cité. Des arbres nus abritaient les
pigeons vétérans qui résistaient à l'hiver
glacé. Au loin, les édifices immenses se perdaient dans la purée
de pois de l’aurore. Trop mince et trop
longue, la petite maison de monsieur Thomas détonnait sur l'horizon.
* * *
En se réveillant
une heure trop tard, le fonctionnaire avait pressé le pas pour
accomplir sa routine quotidienne. Le café bousculé, dilué et trop
chaud. La douche brève et glaciale et le déjeuner englouti sur le
coin du comptoir. L'ordre qui régnait dans la vie de Léonard venait
d'être chamboulé. Malgré son empressement, il consentit à
s’habiller avec goût en choisissant une
cravate assortie à sa chemise ainsi que des boutons de manchette
dans les mêmes tons. Il préconisait les teintes de gris ce qui
s'harmonisait avec sa personnalité conventionnelle et rangée. Cette
couleur lui allait bien et lui donnait un air sérieux. Il aimait.
Par ailleurs, il
lui arrivait parfois de s’offrir un
complet rayé, mais n'osait que très rarement le porter au travail
pour ne pas être remarqué. Léonard avait un faible pour les
souliers bruns. C’était son dada, son fétiche, son fantasme. Il
les avait toutes: les chaussures en suède, en cuir brossé, en cuir
poli, en cuir souple, en crocodile, en serpent, en velours, en
lézard, en autruche. Des
mocassins, avec ou sans lacet, avec ou sans couture. Des loafers,
des bottines, des élégantes, des prestigieuses et des confortables.
Il les collectionnait et en prenait grand soin. Tous les jours, il
les cirait et les frottait en rentrant du boulot comme si sa vie en
dépendait.
Avant de mettre le
pied dehors, l'homme contempla sa solitude. Elle était lourde, plus
qu'à l'habitude. Il remarqua un chapeau rouge déposé au centre de
sa table de cuisine. C’était en quelque
sorte le début de la fin. D'abord, monsieur Thomas se sentit
intrigué. « Mais enfin ! » s'exclama-t-il
haut et fort. Qu'est-ce que ce chapeau pouvait bien foutre chez lui?
Pourtant, il n'avait pas reçu d'invités la veille et n'avait jamais
eu de pareil couvre-chef. Étrange. Quel genre de mauvais tour lui
avait-on joué? Vraiment, il ne voyait pas qui avait eu une telle
audace à son égard. Quelle insolence!
C'est que cet homme
n'avait pas d'ami, pas d'enfant, pas de femme ni de maîtresse, pas
d'intérêt pour les relations interpersonnelles qu'il trouvait
ennuyeuses et pénibles. Il était seul au monde, bien rangé et cet
intrus sur sa table immaculée, le dérangeait au plus haut point.
Il avait fallu
qu'on entre par une porte ou une fenêtre pour déposer ce monstre au
centre de la pièce maîtresse de sa demeure. Or, il n'y avait aucune
marque d'intrusion, aucune faille, aucun désordre. Pas la moindre
trace d'un envahisseur. Abandonnant l'idée d'arriver à l'heure à
la grande et prestigieuse société où il travaillait, il s'assit
sur une chaise pour mieux réfléchir. Avait-il des opposants?
Connaissait-il des truands capables d’un
tel acte de vandalisme? Puisqu'il n'avait aucun ami, le coup avait
sûrement été l'œuvre d'un ennemi. Ça semblait logique,
implacable. Un principe de déduction tout à fait rationnel. Or il
avait beau chercher, il ne se trouvait guère d'adversaire. Personne.
Il n'occupait pas un poste convoité au travail; il était neutre et
rarement se mêlait-il de telle ou telle question qui soulevait les
passions. Il aimait la pétanque, les geais bleus, les choux de
Bruxelles, il avait tous ses points sur son permis de conduire et
était membre de deux clubs de golf privés. Il donnait, de façon
bisannuelle, de l’argent à des
organismes caritatifs pour venir en aide aux plus démunis. Qui
diable pouvait le détester autant et l'inonder de la présence
outrancière de ce gêneur? Parce que oui, ce chapeau était sans
précédent. Le rouge flamboyant appelait le chaos et l'anarchie.
C'en était trop.
Il devait attraper
le taureau par les cornes et confronter la bête qui le narguait.
Établir un plan pour se départir de ce trouble-fête. Il
n'éprouverait aucune pitié et mettrait fin à cette supercherie. À
mort l’inconnu!
Il décela une
force qui émanait du tromblon. Malgré ses résolutions guerrières
et ses intentions les plus ignobles envers l’étranger, Léonard
resta figé. Il entra peu à peu en communion avec le quidam. Il se
sentit aspiré par l’énergie que diffusait l'objet.
Aucune catastrophe
n’aurait pu détourner son attention de
ce mystère d’occasion. Des bombes
auraient pu pleuvoir, un séisme détruire sa petite maison, rien
n’aurait su interrompre la transe dans
laquelle il était plongé. C’est malgré
lui qu’il ôta frénétiquement ses habits. Il devait se
débarrasser à tout prix des artifices, faire le vide. Finalement
libéré, il resta immobile devant la pureté de l'artéfact. Le
soleil emplit la pièce : un rayon divin. La blancheur de sa
peau faisait contraste avec la rougeur splendide de la bête. Des
fils dorés et torsadés ornaient la silhouette du feutre. « C’est
un sacré beau spécimen », se dit-il. Il avait raison.
Il se tint nu
devant la glace, le sourire aux lèvres, les yeux braqués sur
l’élégance qu’il
avait avec ce chapeau sur la tête. Quelle classe, quelle
distinction! Son opinion envers le nouveau venu changea brusquement.
Grâce à lui, il serait sans doute invité à toutes les soirées
mondaines. Il serait promu et on l’aimerait pour ce qu’il est. On
le reconnaitrait dans la rue. On l’appellerait par son prénom et
on lui achèterait des fleurs à l’occasion. Il pourrait doubler
les autres clients à l’épicerie et l'on remplacerait enfin la
machine à café pourrie de son bureau.
L’ennemi devint
soudain l’allié. Il le domptait et le flattait pour en tirer le
maximum de satisfaction. Comment le présenterait-il à ses
collègues? Il devrait sans doute mentir sur la nature de leur
rencontre. Ou encore, insister sur le caractère miraculeux de
l’apparition, sur le don céleste qu'on lui avait fait. Monsieur
Thomas s’agenouilla et pria. Les circonstances nécessitaient un
comportement exceptionnel. Il remercia le Bon Dieu de sa générosité.
Il le questionna: pourquoi avait-il attendu tout ce temps?
N’aurait-il pas pu lui envoyer cette délivrance quelques années
auparavant? La route avait été tortueuse, mais enfin il était
récompensé adéquatement.
Il réalisa soudain
qu’il était nu comme un ver à chou dans sa cuisine à rendre
grâce au Seigneur. Il se trouva indécent et monta à l’étage
afin d'arborer une tenue digne de son sauveur. Il sortit de sa
chambre avec son plus beau costume, se rendit devant le miroir et
ajusta la couronne sur sa tête. Magnifique.
* * *
Le paysage était
sombre à l’extérieur. Les gens criaient. Des lueurs rouges
éclataient dans les cieux. On le bousculait. « Enlevez ce
chapeau, il faut tous les brûler au plus vite! » Monsieur
Thomas était stupéfait. Qui était donc ce prophète de malheur?
Pourquoi parlait-il de mettre au bûcher l'idole qu'il venait
d'acquérir? Au bout de la rue, il aperçut une jeune fille crouler
sous le poids de dizaines de chapeaux. Elle pleurait et suffoquait.
Une voix s'éleva: « Ne restez pas planté là, mon vieux.
Agissez »! L’action défilait trop vite pour Léonard qui
avait l’habitude de tout calculer et de tout planifier.
Une nouvelle vague
de bonnets tombait du ciel, parachutés. Des pourpres, des carmins,
des écarlates, des rouges sang. Une vraie escadrille fonçait sur la
population en panique. Les couvre-chefs s’accrochaient au crâne
des passants qui hurlaient. Où étaient l’armée, les tanks et les
missiles quand on avait besoin d'eux? Les soldats devaient encore
reconstruire des écoles aux quatre coins du globe en laissant dans
la terreur des milliers de familles envahies. Le bureaucrate se fraya
un chemin parmi les casquettes, les hauts-de-forme, les bérets, les
turbans, les melons, les cow-boys, les cagoules et les casques de
construction. Son tromblon sautillait sur sa tête et prenait peu à
peu le contrôle de ses mouvements. La démarche de monsieur Thomas
devint de plus en plus maladroite. Il piétina les victimes jonchées
sur le sol. Le carnage était total. Sa tête se mit à tourner et il
sentit ses tempes rompre sous l’assaut du couvre-chef. Il trébucha,
mais continua à ramper en direction de son entreprise. Le directeur
l’attendait.
- Léonard, vous
êtes en retard!
- Par... pardon.
C’est la folie dehors. C’est l'Apocalypse. J’ai un mal de bloc
patron.
- Faites-moi grâce
de vos excuses bidon. Vous avez quinze dossiers à finir pour mardi.
On ne peut se permettre aucun retard.
Le chapeau maléfique
dévorait maintenant presque tout le visage de monsieur Thomas. Ses
yeux se révulsèrent. Il commença à trembler puis fut pris de
convulsions.
- Et enlevez-moi
ce bibi atroce, vous êtes ridicule.
Léonard émergea de
sa brume intérieure. Il rassembla ce qui lui restait de force pour
combattre et acquiesça docilement.
Le travail devait
être accompli. Il le savait plus que quiconque.